Bokantaj

& Errances Sensibles

Du bon côté de l'histoire

Je m’appelle Swan, j’ai 25 ans, je suis interne en médecine au centre hospitalier universitaire de Tours. Je suis en procès aujourd’hui pour avoir lancé de la peinture orange sur la préfecture de Tours dans le cadre d’une action de résistance civile de la campagne Dernière Rénovation.

Alors que l’Europe brûle, alors que le Monde brûle, alors que plus de 10 000 personnes par an meurent d’un défaut d’isolation de leur logement, l’État français réprime toujours plus celles et ceux qui se battent pour construire un avenir viable. Celles et ceux qui se battent pour la survie de l’espèce humaine.

Car c’est bien de celà que nous parlons – de survie de notre espèce. Nous courons droit à la catastrophe. Lorsque l’assemblée nationale a tenté de faire voter un budget pour la rénovation thermique des bâtiments à l’automne 2022, le gouvernement a usé du 49.3 contre l’avis de l’assemblée nationale pour ne pas faire passer la loi. Alors que les Soulèvements de la Terre se battent pour un accès à l’eau dans une France asséchée, le gouvernement cherche à les dissoudre, usant jusqu’à la force physique – certain.es militant.es finissant mutilé.es à vie. 

Il est donc fini le temps où l’urgence était lointaine. Nous sommes en état d’urgence. Et je suis urgentiste, c’est mon métier de distinguer les urgences vitales. Et c’est aussi ce qui me pousse à agir.
 
Comment pourrai-je, en tant que médecin, laisser l’humanité se faire assassiner devant moi ? Je suis assermentée par le serment d’Hippocrate – il est de mon devoir de m’engager.
Tout ce que je fais, je le fais dans une implacable logique scientifique. La science a prouvé l’état d’urgence. La science a également prouvé que la résistance civile non violente était un levier d’action efficace des luttes des droits civiques, maintes fois utilisée par le passé. Je suis une scientifique, et ne fais que ce qui est approuvé par mes pairs.
 
Je suis médecin, et notre principe éthique fondamental est “primum non nocere”. D’abord, tu ne nuiras point. Et fermer les yeux pendant que l’humanité se fait assassiner par les gouvernements, les lobbies, c’est être complice. C’est nuire. Je suis médecin, et je refuse d’être complice du plus grand drame de l’histoire de l’humanité. 
 
Aujourd’hui, je suis sur le banc des prévenu.es. Mais un jour, nous regarderons cette période de l’histoire que nous sommes en train de vivre et la qualifierons de crime contre l’humanité. Et j’espère, en toute humilité, si je suis encore en vie, me retrouver du bon côté de l’histoire. 
 
Swan, prévenue – procès de Tours pour la peinture de préfecture – Action Dernière rénovation.
 

Bokanté

Bokanté est le mot créole pour partager, ou plutôt échanger. Le mot tire son origine de “broquanter”, et c’est une image qui me plaît. J’imagine de vieilles expériences qui ont bourlingué et qu’on propose, toutes cabossées, sur l’étale d’une rencontre. Ce sont des expériences qui n’ont pas de valeur dans le commerce constant de l’Expérience : expérience client, expérience produit, expérience utilisateur… Ce sont des outils désuets face aux compétences et micro-compétences qui permettent aujourd’hui de trouver place dans le grand projet de société néolibéral. Exemple d’une de ces expériences usagées :
Je suis tombé amoureux du Gwoka, musique traditionnelle de la Guadeloupe, alors que je filmais un hommage à Guy Konkèt, chantre mystique de l’imaginaire guadeloupéen. Des chanteurs et joueurs de tambour se relayaient sur scène pour se faire l’écho du message, par-delà la mort, d’un artiste qui transpirait la magie de sa terre.
J’ai rencontré l’esprit de Konkèt quand un homme a pris place derrière le micro. À sa démarche on sentait que le rhum l’avait acheminé jusqu’à nous, mais pas tout à fait ici. Une casquette à la couleur passée, posée mollement en travers, matérialisait une lucidité funambule, sur le fil entre nous et ce qui nous débordait. Alors, sa voix s’est élevée, et avec elle mes larmes, imprévues… il n’articulait pas, je ne comprenais pas les paroles, mais il déterrait une mélancolie profonde, indicible justement.
Dans sa voix il y avait le labeur que le dénuement durcit encore, la fragilité de nos mémoires, le refoulement séculaire d’une puissance vitale.
Ici est un mensonge venu d’ailleurs, demain est un pantin que manipule l’hier caché… tant que la parole sera leur esclave, pour nous les mots resteront un masque pour déjouer les sentiments.

Remi

Je réclame le droit à l'opacité

« Ces littératures dont je pressens l’apparition, ces littératures du monde, je crois qu’elles ne seront possibles que si on affirme à leur entrée, à l’endroit d’où nous sommes et d’où nous pouvons deviner leur apparition, ce que je crois être et ce que j’appelle, s’agissant des problèmes d’identité, le droit pour chacun à l’opacité.

Dans la rencontre planétaire des cultures, que nous vivons comme un chaos, il semble que nous n’ayons plus de repères. Partout où nous portons les yeux, c’est la catastrophe et l’agonie. Nous désespérons du chaos-monde. Mais c’est parce que nous essayons encore d’y mesurer un ordre souverain qui voudrait ramener une fois de plus la totalité-monde à une unité réductrice. Ayons la force imaginaire et utopique de concevoir que ce chaos n’est pas le chaos apocalyptique des fins de monde. Le chaos est beau quand on en conçoit tous les éléments comme également nécessaires. Dans la rencontre des cultures du monde, il nous faut avoir la force imaginaire de concevoir toutes les cultures comme exerçant à la fois une action d’unité et de diversité libératrices.

C’est pourquoi je réclame pour tous le droit à l’opacité. Il ne m’est plus nécessaire de « comprendre » l’autre, c’est-à-dire de le réduire au modèle de ma propre transparence, pour vivre avec cet autre ou construire avec lui.

Le droit à l’opacité serait aujourd’hui le signe le plus évident de la non-barbarie. Et je dirai que les littératures qui se profilent devant nous et dont nous pouvons avoir la prescience seront belles de toutes les lumières et de toutes les opacités de notre totalité-monde. »

Édouard Glissant , « Introduction à une poétique du divers » (Gallimard 1996 )

La Création d'Adam par Harmonia Rosales

Vol poétique

Un grand mur blanc, un vélo accoté au mur.
Un monsieur grimpé sur la selle du vélo en léger déséquilibre essayant d’attraper tout en haut de ce mur une petite bouture de rosier, un Ronsard …
Mon regard sur ce petit vol poétique.
Cette bouture, me dit- il, va aller enchanter un autre mur, gris celui-là, lieu où il dort chaque soir l’amoureux des roses.
Là, il plante toutes les boutures qu’il emprunte et qu’il met bien au chaud à l’abri de son cœur .
II est plus facile de les faire pousser avec la chaleur.
Le bonheur d’être accompagné dans cet acte d’adoption de sa rose.

Anne Marie

Ronsard

Sur les bords de la Loire

La belle se promène,
Le long de son jardin (bis)

Refrain:

Le long de son jardin,
Sur les bords de la Loire
Sur les bords du ruisseau
Tout près du vaisseau
Charmant matelot


Elle voit v’nir un’barque
de trente matelots…

Le plus jeune des trente
Chantait un’chanson…

Votre chanson est belle
J’voudrai bien la savoir…

Montez dedans la barque
Et je vous l’apprendrai…

Quand elle fut dans la barque
Elle se mit à pleurer…

Qu’avez vous donc la belle
Qu’avez vous à pleurer…

Je pleure mon avantage
Que vous m’avez volé…
Je vous le rendrai…

Ca ne se rend pas dit elle
Comme l’argent prêté…

Giovanni Abrignani "GIRO D'ITALIA DEL 1975", 1975 stylo à bille et crayon de couleur sur papier

© crédit photographique Collection de l’Art Brut, Lausanne

Biographie
Giovanni Abrignani est né à Marsala, en Sicile. Il exerce la profession de maçon dans de nombreux pays méditerranéens. En 1967, en proie à des pensées délirantes, il est interné à l’hôpital psychiatrique de Trapani, où il séjournera jusqu’à sa mort.
Afin de pouvoir fumer et manger plus qu’il ne lui est permis, il offre ses dessins en échange d’une cigarette ou de quelque douceur. On doit la découverte de ses oeuvres au sculpteur suisse Robert Müller, lui même brièvement interné à Trapani en 1975, suite à un épisode psychotique. L’artiste est alors fasciné par l’expressivité immédiate et la maîtrise de l’espace des compositions de son confrère et décide d’acheter toute sa production. Il fait don d’une vingtaine de pièces d’Abrignani à la Collection de l’Art Brut, en 1982.
Giovanni Abrignani compose ses dessins de manière ordonnée au stylo-bille en s’aidant d’une règle et d’un compas, puis les colorie au crayon. Voyages en train, en automobile ou en calèche, balades en gondoles, cyclistes du Tour d’Italie, ou encore arrivée en voiture d’une mariée devant l’église, les moyens de transport sont toujours au centre de ses compositions.